Le déclin du mensonge ou l'hystérie réaliste en démocratie
Le phénomène de la télé-réalité n'est certes pas une invention française. Éternels précurseurs, les Américains s'étaient depuis longtemps servis de la télévision pour diffuser des reportages, des téléromans et d'autres émissions qui représentent jusqu'à plus soif la vie quotidienne des téléspectateurs eux-mêmes. Ce voyeurisme du vécu que la télévision a érigé en plaisir démocratique trouve maintenant en Internet un nouveau médium, souple et convivial, qui permet à n'importe quel internaute de s'improviser producteur de sa propre existence, en donnant à voir dans le cyberespace ses ébats, ses libations, ses ruminations et ses ablutions. On n'arrête pas le progrès.
En lisant le délicieux dialogue philosophique qu'Oscar Wilde publia dans une revue littéraire anglaise en 1889 sous le titre de The Decay of Lying – Le déclin du mensonge – , on comprendra que l'obsession du réalisme habitait déjà l'homme de la fin du xixe siècle 2. Wilde y défendit la thèse que les arts de son époque, en particulier la littérature et le théâtre, se sont corrompus à force de n'être plus que des miroirs de la réalité vécue, exposée à l'état brut, sans artifice. À ce compte, l'art, qui n'ose plus cultiver de beaux mensonges qui fécondent l'imagination, devient stérile et profondément ennuyeux. Il est ainsi réduit à l'imitation plate et servile de la vie et de la nature élevées au rang de faux idéaux. Or, selon Wilde, si l'art « prend la vie parmi les éléments bruts de son œuvre, la recrée et la façonne en des formes nouvelles », il « garde entre lui et la réalité l'impénétrable barrière du beau style et de la méthode décorative ou idéale. » Wilde distingue le mensonge ordinaire, tel qu'en use le politicien pour se maintenir au pouvoir et qui est vil et sans intérêt, du mensonge artistique, qui crée un monde distinct de significations trouvant sa vérité dans le respect et le perfectionnement de son code. Wilde écrivit : « …le but du menteur est simplement de charmer, d'enchanter, de donner du plaisir. Il est la base même de la société civilisée et, sans lui, un dîner, même en la demeure des grands, est aussi morose qu'une conférence à la Royal Society… ». Il estimait que la vie avait déjà commencé à dévorer l'art dans les nouvelles de Maupassant, les fresques naturalistes de Zola ou de Dickens et le roman psychologique de Paul Bourget, où l'auteur « commit cette erreur de s'imaginer que les hommes et les femmes de la vie moderne peuvent être analysés sans fin en d'innombrables séries de chapitres.»
Dans son dialogue, Wilde exhorta davantage ses contemporains à ressusciter l'art ancien du mensonge qu'à analyser les causes sociales de son déclin. L'obsession du réalisme dans les arts, puis dans les médias visuels, s'explique sans doute par la mentalité de l'homme démocratique. Dans son grand ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville remarqua comment l'état social et les institutions en démocratie détournent les arts « de la peinture de l'âme pour ne les attacher qu'à celle du corps » et les poussent à reproduire exactement les détails de la vie privée, le citoyen démocratique n'ayant d'autre horizon que sa vie immédiate. « L'imagination n'est point éteinte, mais elle s'adonne presque exclusivement à concevoir l'utile et à représenter le réel », au détriment du gratuit et de l'idéal.
Mais ce n'est pas assez de dire que l'individualisme et l'égalité des conditions qui règnent en démocratie destinent les arts et les médias à l'imitation du réel. Le culte de la transparence, qui incite le citoyen, en société, à rechercher la spontanéité et l'épanchement, et dans la vie politique, l'abolition des secrets, peut vite dégénérer en voyeurisme; l'homme démocratique, tout occupé à ne connaître qu'un petit monde, c'est-à-dire lui-même, se jette avidement sur toute image qui représente son voisin, une vedette ou un politicien comme son semblable dans la vie domestique. Pour enfermé qu'il soit dans son monde immédiat, il a l'illusion cependant d'être branché sur la planète par des médias qui prolongent ses sens; d'où découle une sensibilité atrophiée et son besoin d'être conforté dans la réalité même de ce qu'il éprouve; il ne peut sentir, rire et aimer sans que des images ne lui fassent le portrait de ses sentiments. Dans les arts, en politique, à l'école, voire dans les sciences, l'homme démocratique a délaissé les idéaux et règle sa pensée et ses actions sur des images qui serrent la réalité sociale et physique toujours plus près. Sans repère et aspiration à une vie autre que la sienne, il tombe ainsi dans une course à l'image, fuite en avant qui le fait pourchasser des ombres qui s'offrent comme le parfait reflet de lui-même.
Le plus inquiétant dans l'hystérie du réalisme par l'image, c'est qu'obnubilé par la quête de son double, l'homme d'aujourd'hui en vienne à rejeter toute altérité et toute médiation. Il évacue ainsi tout ce qui menace de le dépayser et ne regarde que des miroirs qui lui tendent des images rassurantes. Comme il est seul dans son salon télévisé tout en se persuadant d'être libre, il se croit capable d'accéder au réel par lui-même, sans le secours d'une institution ou d'un langage. Le refus des médiations débuta avec le protestantisme, qui dissémina l'idée que le croyant peut librement interpréter la Bible par lui-même sans passer par la sagesse du clergé; le capitalisme aujourd'hui, avec son mantra du libre-service, tend à éliminer les intermédiaires entre le producteur et le consommateur. Le refus des médiations atteint son comble quand l'individu croit pouvoir se dispenser du mensonge de l'art pour embellir et enrichir son existence; la vérité crue de sa vie privée lui suffit. Ah ! si le monde pouvait être à l'image de sa vie!
Un numéro récent du magazine Scientific American révèle que des laboratoires s'affairent à fabriquer une machine à lire dans les pensées. Tremblez, chers lecteurs, tremblez : bientôt viendront des émissions de pensée-réalité.
Notes
1. Denise Bombardier, « Réalité oblige », Le Devoir, 6 et 7 septembre 2003.
2. Oscar Wilde, Le déclin du mensonge, Éditions Allia, Paris, 1997, 72 p.