Biographie de Talleyrand: 4. les dernières années
1. La Révolution (de 1754 à 1797)
2. Le Consulat et l'Empire (de 1797 à 1813)
3. La Restauration (de 1813 à 1834)
4. Les derniers années (de 1834 à 1838)
Quatrième partie: les dernières années
[Le retour à Paris]
À la fin de 1834, un changement considérable se manifesta dans la vie de Talleyrand, qui venait d'atteindre sa quatre-vingtième année; il avait besoin de répondre à ce double et grand besoin qu'on éprouve à la fin de la vie: se réconcilier avec Dieu et se justifier devant la postérité. Dans plusieurs lettres écrites au roi, il lui annonça sa résolution de quitter l'ambassade de Londres pour vivre ses derniers jours à Paris au milieu d'une famille aimée. Il croyait sa tâche accomplie; la dynastie lui paraissait consolidée et reconnue en Europe; des fautes avaient été commises, mais il s'en rapportait à la sagesse du roi pour les réparer. On était alors sous le ministère du comte Molé; de Talleyrand n'aimait pas cette raideur magistrale qui ne supportait pas la supériorité à deux; le comte Molé avait des sympathies pour la Russie; les idées de Talleyrand étaient toujours anglaises. Ces deux ministres ne pouvaient s'entendre; le prince insista pour faire accepter sa démission et il revit son hôtel de la rue St-Florentin avec une joie très-vive. Il trouva bientôt l'occasion d'essayer une haute justification de sa vie politique; membre de l'Académie des sciences morales, il désira faire l'éloge de Reinhardt, vieux docteur alsacien, qui appartenait à la science du professeur de Kock et de Gérard (de Rayneval). Dans les temps ordinaires, rien assurément n'aurait mérité cet honneur à Reinhardt. De Talleyrand saisit cette occasion de faire sa profession de foi et d'expliquer sa longue vie diplomatique. Le discours, écrit avec une discrétion élégante, se fit remarquer par le portrait habilement tracé des devoirs et des obligations du diplomate.
- Il faut, disait-il en parlant d'un ministre des affaires étrangères, qu'il soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche avant toute discussion de jamais se compromettre. il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable, d'être réservé avec les formes de l'abandon, de l'effusion, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions. Il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve, en un mot, il ne doit pas cesser un moment dans les vingt-quatre heures d'être ministre des affaires étrangères. Cependant toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici pour détruire un préjugé assez généralement répandu: non, la diplomatie n'est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve, et la réserve a cela de particulier, qu'elle ajoute à la confiance...
On dit que deTalleyrand avait voulu se peindre lui-même dans ce portrait un peu futé. Comme quelques grands esprits du XVIIe siècle, le prince soutint devant les philosophes de l'Institut que la théologie était la source de toutes les fortes études politiques, et ce n'était pas là un jeu d'imagination, une contre-vérité; nous avons entendu dire par les hommes les plus compétents, M. d'Hauterive par exemple, qu'ils devaient leur facilité d'aperçu, l'examen des questions les plus délicates en diplomatie, à leurs études théologiques.
[Sa réconciliation avec l'Église]
Après avoir expliqué, justifié sa vie politique, de Talleyrand crut qu'un autre devoir pour lui était de se réconcilier avec Dieu. Il avait dans les grands égarements de sa vie méconnu les lois morales et violé l'antique discipline ecclésiastique. De Talleyrand n'hésita pas à avouer publiquement ses torts. Il n'y a que les petits esprits qui veulent mourir dans l'orgueil et les vanités de l'entêtement; la croyance et le repentir supposent de grands cœurs. De Talleyrand avait toujours respecté l'Église; l'homme qu'il avait le plus honoré en ce monde, c'était son oncle, le vénérable archevêque de Reims; et, pour lui, le plus beau caractère des temps modernes, au milieu des persécutions, c'était Pie VII. Depuis son retour de Londres, il avait pris en douce amitié un ecclésiastique de grande science et d'une éloquente persuasive, l'abbé Dupanloup. Mgr de Quelen, l'archevêque de Paris, l'ami de sa famille, était plusieurs fois venu demander de ses nouvelles. Le pieux archevêque, on le sait, était en quête des âmes. En 1837, de Talleyrend voulut tout régler par un codicille, dans lequel il déclara mourir dans le sein de l'Église apostotique et romaine; et, vers ce même temps, il fit à son testament religieux et politique un changement important. Il y avait d'abord ces paroles: «Délié par le vénérable Pie VII, j'étais libre de contracter un mariage.» Ce qui était un principe que l'Église ne pouvait admettre; il y substitua en note: «Je me croyais libre; ce qui laissait supposer l'erreur et le pardon.»
Dans l'ordre hiérarchique, pour obtenir se réconciliation avec l'Église, il fallait d'abord que le prince de Talleyrand adressât directement sa profession de foi au pape, afin de faire lever l'excommunication majeure. De Talleyrand rédigea cet acte de contrition avec une haute dignité; cet écrit portait le titre de Rétractation. Le prince s'exprimait en ces termes:
- Touché de plus en plus par de graves considérations, conduit à juger de sang-froid les conséquences d'une révolution qui a tout entratné et qui dure depuis cinquante ans, je suis arrivé, au terme d'un grand âge et après une longue expérience, à blâmer les excès du siècle auquel j'ai appartenu et à condamner franchement les graves erreurs qui, dans cette longue suite d'années, ont troublé et affligé l'Église catholique, apostolique et romaine, et auxquelles j'ai eu le malheur de participer. — S'il plait au respectable ami de ma famille, Mgr l'archevêque de Paris, qui a bien voulu me faire assurer des dispositions bienveillantes du souverain pontife à mon égard, de faire assurer au saint-père, comme je le désire, l'hommage de ma respectueuse reconnaissance et de ma soumission entière à la doctrine et à la discipline de l'Église, aux décisions et jugements du saint-siége sur les matières ecclésiastiques de France; j'ose espérer que sa Sainteté les accueillera avec bonté. Dispensé plus tard, par le vénérable Pie VII, de l'exercice des fonctions ecclésiastiques, j'ai recherché dans ma longue carrière politique les occasions de rendre à la religion et à beaucoup de memhres honorables et distingués du clergé catholique tous les services qui étaient en mon pouvoir. Jamais je n'ai cessé de me regarder comme un enfant de l'Eglise. Je déplore de nouveau les actes de ma vie qui l'ont contristée, et mes derniers vœux seront pour elle et pour son chef suprême. — signé Charles-Maurice, prince de Talleyrand. À Paris, le17 mai 1838. (Écrit le 10 mars 1838.)
C'était comme une note diplomatique envoyée à la mort. Le prince mit dans tous ses actes une haute convenance, dirigé en tout par l'homme politique qu'il avait en plus grande estime, Roger-Collard; il l'avait beaucoup vu et apprécié dans sa longue vie parlementaire; il aimait en lui ces définitions promptes et spirituelles, personnifiant un caractère ou le mettant an relief; plusieurs fois le prince avait souri en lui rappelant les deux définitions sévères, mais charmantes, qu'il avait données de deux hommes de tribune alors célèbres: l'un, qu'il avait appelé la fleur des drôles; l'autre, le plus austère des intrigants. C'était ce genre d'esprit que de Talleyrand avait le plus aimé.
On était au mois de mai 1838, la maladie du prince s'aggravait; il se soumit, malgré son grand âge, à une douloureuse opération: elle hâta les progrès du mal, et M. Cruveilhier, son médecin, ne lui dissimula pas les signes avant-coureurs de l'agonie. Nous l'avons dit plusieurs fois, les hommes bien élevés savent bien mourir. Le prince de Talleyrand reçut cette nouvelle sans s'émouvoir; il mit un soin particulier à réunir ses papiers qu'il confia à M. de Bacourt, un de ses secrétaires de prédilection. Les douleurs étaient si vives, la faiblesse si extrême que, pour se soutenir sur son séant, on avait besoin de le serrer par des bandelettes attachées à son oreiller, et, néanmoins, l'esprit était libre, l'intelligence et la dignité parfaitement conservées. Ce fut alors qu'il reçut la visite du roi Louis-Philippe et de la princesse Adélaide. De Talleyrand recueillit son esprit pour dire au roi ces paroles d'une aristocratie respectueuse: «Sire, c'est un grand honneur que reçoit ma maison.» En s'appuyant sur le mot maison, de Talleyrand voulait rappeler que les comtes de Périgord avaient régné en souverains comme les Bourbons. On a prétendu (et Michaud l'a rapporté dans la première édition de cette Biographie) que dans cette entrevue il fut question de papiers secrets, et qu'on échangea des paroles mystérieuses. Un témoin oculaire nous affirme qu'il n'y fut parlé que de la santé du prince et des quelques espérances qu'on avait encore de le sauver. Le roi Louis-Philippe devait bien, au reste. l'honneur d'une dernière visite à l'homme d'Etat qui avait si bien servi son avènement et l'avait fait reconnaître en Europe; pour de Talleyrand, la princesse Adélaide était un souvenir de 1791, jamais il ne l'avait oubliée.
Le 11 mai 1838, il demanda à signer publiquement sa réconciliation avec l'Église; on lui lut sa lettre pour le saint-père; de Talleyrand l'écouta avec grande attention et la signa d'une main ferme en présence de M. l'abbé Dupanloup, de madame la duchesse de Dino et de sa fille, du duc de Valençay, du prince de Poix, de MM. Molé, de Barante, Royer-Collard et des deux docteurs Cruveilhier et Cogny. Mgr l'archevêque de Paris assistait aussi à cette scène imposante, il s'était tenu éloigné de Talleyrand, afin qu'on pût lui attribuer aucune influence sur les résolutions du prince; l'archevêque n'en désirait pas moins qu'elles fussent dignes d'une intelligence si élevée. De Quelen avait dit hautement «qu'il aurait donné sa vie pour la réconciliation de Talleyrand avec 1'Église». Ce propos d'une foi ardente fut rapporté au prince qui répondit avec humilité: «Monseigneur a un bien meilleur usage à en faire.» Dans la matinée, sa petite-nièce, qui allait faire sa première communion, s'étant approchée de son lit, il la montra à ses amis, leur disant: «Marie va faire sa première communion. Voilà les deux extrémités de la vie: la première communion et moi!» Peu de temps après il reçut l'extrême-onction, entouré de ses parents et de ses amis, et mourut le 17 mai 1838 à quatre heures de l'après-midi.
Ainsi s'éteignait, à 84 ans accomplis, l'homme d'État qui avait marqué si hautement sa place dans la longue période diplomatique (depuis 1790 jusqu'en 1836); il était impossible de refuser au prince de Talteyrand une intelligence supérieure qui réalisa avec habileté la politique du but; il n'eut pas de conviction profonde, de système arrêté, de dévouement absolu; quand un fait était accompli, de Talleyrand cherchait à lui faire produire les meilleurs résultats possible, sans trouble, presque sans transition. Il était né dans un temps de morale facile, de philosophie insouciante, et il en prit les vices et porta partout avec élégance l'empreinle du XVIIIe siècle; et, comme le disait Barras. il aurait donné un parfum au fumier. De Talleyrand eut toujours dans son ambition le désir, le besoin, la volonté d'une grande existence, que seule la fortune peut donner; et voilà pourquoi il se mêla tant aux affaires d'argent. Au reste, bon, charmant, affable, adoré de sa famille et de ses domestiques. il porta au dernier degré cet esprit de haute compagnie, de politesse et de bon goût qu'on ne retrouve plus; sa force venait de son calme, de son impassibilité devant les emportements et les colères. Avec un mot il arrêtait le plus emporté des hommes: Napoléon! et par son flegme de grand seigneur, il réduisait au silence Louis XVIII, toujours de mauvaise humeur quand il voyait l'évêque d'Autun debout derrière son fauteuil. De Talleyrand acquit une grande place dans la diplomatie par sa modération, sa politesse et son bon sens pratique, la plus haute qualité de l'homme d'État. Il avait écrit des mémoires et racheté la première partie dérobée par son secrétaire Perrey; ces mémoires doivent être publiés trente ans après sa mort, c'est-à-dire en 1868; jusque-là, ils sont déposés dans les mains de M. de Bacourt, qu'il avait formé à la diplomatie; quelques fragments en sont connus; ils seront assurément une explication, une apologie de la vie du prince.
Il a été porté des jugements implacables sur le prince de Talleyrand; les Mémoires d'outre-tombe sont d'une colère trop violente pour porter coup; un style admirable ne suffit pas à l'histoire. Michaud, dans la première édition de cette Biographie, avait écrit une étude, dictée par l'esprit de parti, sur le prince de Talleyrand. On ne parle pas des fades éloges d'Académie. Nous avons suivi une autre méthode, nous avons cherché à élever la biographie de Talleyrand jusqu'à la hauteur d'une étude historique. Il faut rendre cette justice à la duchesse de Dino (princesse de Sagan), qu'elle passa sa vie à justifier les souvenirs de son oncle; c'était pour elle un devoir filial: nous aimons ces sortes de dévouement. Tant d'autres oublient, au milieu des courses et des équipages de chasse, la figure des ancêtres à qui ils doivent l'éclat et la fortune!