Pardonnez-les, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font - Billy Wilder, l’humaniste qui passait pour un misanthrope

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Billy Wilder (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

            « Pardonnez-les, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font ». En une phrase, prononcée du haut de sa croix de martyr, le Christ lave les mille souillures de notre âme. Il nous absout de tous nos péchés en arguant d’un fait que seul un Dieu pouvait avoir la bonté de faire prévaloir sur les lois de la rancœur : notre infamie est si grande qu’elle dépasse les frontières de notre conscience. Ces paroles d’apaisement sont propres à désarmer le magistrat le plus sévère. Leur sollicitude, dictée par une sagesse infinie, inciterait le bourreau le moins miséricordieux à rengainer son glaive avide de châtiments. Nombreux sont pourtant ceux qui n’ont pas été conquis par ce plaidoyer en faveur de l’innocence universelle. Ces sceptiques ont des visages et des motivations diverses. Néanmoins, ils crient à l’unisson leur opposition absolue à l’amnistie générale que Jésus de Nazareth eut l’audace de décréter, au morne sommet du mont Golgotha.

 

            Une silhouette familière semble se dessiner, en première ligne de cette légion des implacables. Appartiendrait-elle à Billy Wilder ? Cette question n’appelle a priori qu’un haussement d’épaules. Zélé fantassin de l’Humour, le débonnaire auteur de Fedora, de Buddy Buddy et d’Avanti ! ne saurait appartenir à l’Etat-Major des misanthropes. L’honnêteté intellectuelle et la lucidité imposent toutefois de reconnaître qu’en dépit de son apparente inanité, pareil ralliement ne serait pas dépourvu de logique. Ainsi, Billy Wilder est de confession Juive. Il est donc peu enclin à faire sienne la parole Christique. En outre, il compte parmi les nombreux cinéastes que la montée du Nazisme a conduits à fuir l’Europe[1]. Ce douloureux épisode a fort bien pu lui faire perdre la foi en la Fraternité et le convaincre, comme tant d’autres cibles des génocidaires, que les mots « commun » et « mortels » sont définitivement faits pour aller de pair. Sa filmographie renforce manifestement cette hypothèse. Elle s’identifie à une vaste fable, dont l’ampleur n’a d’égale que l’acidité. Pour retrouver la savante alchimie de Jean de La Fontaine et de ses condisciples, maîtres dans l’art d’allier la légèreté de la Forme à la gravité du Fond, cette œuvre de pur moraliste associe, en une seule et même satire, les longs-métrages les plus noirs aux comédies les plus enlevées[2]. Comme dans Irma la douce, théâtre de la résurrection d’un Lord Anglais miraculeusement sauvé des eaux de la Seine, elle n’hésite pas à faire usage de l’irréalisme pour s’approcher au plus près de la triste vérité des sentiments[3]. A l’image de La grande combine (The Fortune Cookie), assortiment savoureux de saynètes douces-amères, elle s’appuie sur une mécanique de haute précision qui débouche systématiquement sur un enseignement éthique[4]. Cette leçon de vie paraît trop limpide pour prêter le flanc à l’équivoque. Joe Gillis (William Holden), le défunt désabusé qui fait office de narrateur dans Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard)[5], pourrait la résumer en ces termes assassins : le genre humain n’est qu’un troupeau de renards, de corbeaux et d’animaux malades de la peste.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

Assurance sur la mort (Double Indemnity)

 

            Ainsi donc, Billy Wilder ne serait pas l’amuseur inoffensif que les amateurs de rire et de divertissements Hollywoodiens se plaisent à imaginer. Il serait plus sûrement un contempteur féroce, un procureur impitoyable dont la vocation consisterait à obtenir la condamnation des tares de l’Humanité. Témoin à charge (Witness for the Prosecution), brillante adaptation d’un roman d’Agatha Christie, tend à certifier la pertinence de cette interprétation. Ce film de procès n’est en effet qu’un long et puissant réquisitoire contre le démon qui habite l’Individu ordinaire. Il démonte, un à un, les rouages de la vilenie commune et pourfend le mythe de notre prétendue bienveillance. Christine et Leonard Vole (Marlène Dietrich et Tyrone Power), le couple infernal dont il retrace les méfaits, tiennent entre leurs mains ensanglantées le fil rouge qu’utilise Billy Wilder pour élaborer son acte d’accusation : l’Etre humain est une créature fondamentalement machiavélique. A l’instar de César Borgia, potentat Italien qui inspira la rédaction du Prince, il actionne tous les leviers possibles pour réaliser ses projets. Il est cependant pire encore que le célèbre Duc de Valentinois dans la mesure où, peu réceptif à la Raison d’Etat, il tend à faire fi de la cause collective pour défendre exclusivement ses intérêts personnels. Cet être, atteint de la lèpre du nombril, est exclusivement gouverné par le désir de jouissance.

 

            La misère de ses motivations, nous dit Wilder sans le moindre ménagement, a de multiples avatars. Le premier est indubitablement le Sexe. L’Homme, tel que le conçoit l’intraitable metteur en scène de La valse de l’Empereur (The Emperor Waltz), apparaît comme le vivant témoignage de la pertinence des théories Freudiennes. C’est un Casanova impénitent qui, sous ses dehors de prince charmant, dissimule un monstre de concupiscence. Fidèlement représenté par Frank Flannagan (Gary Cooper), le riche entrepreneur d’Ariane (Love in the Afternoon), par David Larrabee (William Holden), le play-boy de Sabrina ou encore, par Dino (Dean Martin), la vedette médiatique d’Embrasse-moi, idiot (Kiss Me, Stupid), il croque les femmes comme un ogre de conte se repaît d’enfants. Le mariage, institution que Saint-Paul érigea en rempart contre les passions du corps, ne saurait faire obstacle à ses assauts si pressants qu’ils confinent à la compulsion. Semblable à Richard Sherman (Tom Ewell), le « bon père de famille » de Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch), il éprouve constamment la tentation de l’adultère. Pareil aux « respectables » assureurs qui sévissent dans La garçonnière (The Apartment), il cède volontiers à ses instincts, avec l’effronterie infernale du criminel impuni. Pour administrer la preuve définitive que l’Homme est un prédateur affamé de chair, Billy Wilder emprunte une arme fatale à son arsenal narratif. Il se détourne des canons de la comédie traditionnelle et fait parler la poudre ravageuse de l’empathie, en amenant les héros masculins de Certains l’aiment chaud (Some Like It Hot) à se parer de vêtements féminins. Cette géniale inversion des rôles a des conséquences aussi édifiantes qu’instantanées. Dès lors que Joe (Tony Curtis) et Jerry (Jack Lemmon) se travestissent en « Joséphine » et en « Daphné », pour échapper aux tueurs du redoutable « Colombo-les-guêtres » (George Raft), ils sont harcelés par des mâles à la libido exubérante. Le premier est poursuivi par un groom envahissant tandis que le second est courtisé par Osgood (Joe E. Brown), un vieux milliardaire qui ne lui laisse aucun répit. Ce funeste sort devrait inciter les deux Don Juan à s’amender. Toutefois, il n’en est rien. Lorsque la nuit tombe et qu’il peut enfin se débarrasser de son costume de musicienne, l’incurable Joe se fait passer pour l’héritier de la compagnie Shell, afin de séduire la belle mais insouciante Sugar Kowalczyk (Marilyn Monroe). Quant à Jerry, le subterfuge pitoyable qu’il utilise pour rester chaste en compagnie de ses voisines de chambre en dit long sur la petitesse de l’Homme. Il se répète en sanglotant : « Je suis une femme, je suis une femme… »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Boulevard du crépuscule (Sunset Boulevard)

 

           Précisons qu’aux yeux de Billy Wilder, il ne suffit pas de posséder deux chromosomes X pour accéder à la Vertu. La gent féminine, elle aussi, est exposée aux affres du Vice et ne rechigne pas à se vautrer dans le stupre. Pour en convaincre les incrédules, le réalisateur de La scandaleuse de Berlin (A Foreign Affair) émaille son œuvre de prostituées et de filles faciles. Irma la douce exerce ainsi le plus vieux métier du monde, aux abords des Halles de Paris. Polly (Kim Novak) fait également profession de vendre ses charmes, dans le sulfureux Embrasse-moi, idiot.  Sandy (Judi West), l’épouse indigne de La grande combine, accepte pour sa part d’accorder à nouveau ses faveurs à son ancien mari, dans l’espoir ignominieux de lui soutirer des espèces sonnantes et trébuchantes.

 

            Ce vil personnage est de première importance car, outre ses penchants pour la luxure, il dévoile la deuxième obsession de l’Etre humain : l’Argent. Pingrerie, goût du lucre et vénalité sont des traits communs à l’ensemble des antihéros de Wilder. Tous ou presque tous ne rêvent que d’accumuler des richesses. Le cas de Linus Larrabee (Humphrey Bogart) est symptomatique de ce désir incoercible, que le verre grossissant de la caméra élargit en tropisme universel. Le gestionnaire cynique de Sabrina ne vit en effet qu’au nom du profit. Il a placé son entreprise familiale au centre de sa cosmogonie de matérialiste patenté. Son quotidien n’est que courbes et actions, comptabilité, fusions et spéculation. Il vénère ostensiblement le dieu Bénéfice. Pour cette idole païenne, il est prêt à consentir les plus grands sacrifices. Il est même résolu à contraindre David, son frère cadet, à épouser l’héritière d’une puissante dynastie industrielle. Dans son esprit enfiévré par la soif de l’or, l’Amour doit être rentable ou ne pas être. Quand ils ont l’infortune de ne pas avoir de cassette, les harpagons de Billy Wilder n’ont de cesse de vouloir s’en procurer une. Leonard Vole, l’escroc bien nommé de Témoin à charge, appartient à cette race de charognards à l’appétit insatiable. Il tourne patiemment autour d’Emily French (Norma Varden), une riche veuve de plusieurs décennies son aîné à laquelle il laisse entendre, à force de révérences, qu’il pourrait être son amant. Une telle perspective déplaît souverainement au jeune impécunieux, mais que ne ferait un homme pour s’approprier un trésor ? Cette alliance entre la chair et le portefeuille est à la fois répugnante et instructive. Elle confirme ainsi une vérité ancestrale : en dépit de nos prétentions éthiques et du culte que nous vouons au Progrès, nous sommes restés des êtres suffisamment primitifs pour agir en vertu de deux vices concomitants. Walter Neff (Fred MacMurray) l’admet sans détour, au début d’Assurance sur la mort (Double Indemnity). S’il s’est fourvoyé dans l’adultère et la délinquance, c’est pour posséder une femme et une forte somme d’argent.

 

 

 

 

  

 

 

 

Stalag 17

            Cet aveu de culpabilité pourrait clore le dossier d’accusation déjà épais de l’Homo Sapiens Sapiens, dangereux animal qu’une Science sans conscience a jugé bon de qualifier de « sage » à deux reprises[6]. Néanmoins, Billy Wilder le rouvre avec détermination, comme un chirurgien de l’âme qui remue sa lame dans une plaie dont il veut explorer toutes les coutures. L’Etre humain, enseigne-t-il au fil de la prodigieuse autopsie des caractères qu’est sa longue et flamboyante carrière[7], est malheureusement plus qu’un requin qui ne songe qu’à engloutir des corps et des biens matériels. Il agit également pour trois raisons que la Raison ignorerait si la Terre était un paradis. A l’image de Norma Desmond (Gloria Swanson), la star oubliée de Boulevard du crépuscule, il est d’abord guidé par le Narcissisme. Convaincu d’être impérissable et indispensable, il tyrannise et brutalise ses congénères pour que triomphe la seule personne véritablement chère à son cœur : lui-même[8]. Corollaire de cette adoration de soi, l’Homme n’a d’yeux que pour sa propre conservation. L’Altérité est pour lui un paramètre secondaire, voire, négligeable. Sefton (William Holden), le prisonnier taciturne de Stalag 17, donne sa pleine consistance à cet égoïsme dont Thomas Hobbes a dit qu’il était consubstantiel à notre personnalité. Alors que son devoir de soldat lui impose de s’évader, afin de reprendre au plus vite le combat contre les troupes du IIIè Reich, il refuse de prendre le moindre risque et se complaît honteusement dans le confort factice de son camp d’internement. L’issue de la guerre l’indiffère autant que le sort de ses codétenus[9]. Survivre et durer coûte que coûte sont les deux seuls commandements auxquels il daigne obéir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

Sabrina 

 

            Cette volonté farouche de persévérer dans l’être, écho tragique d’une célèbre formule d’Arthur Schopenhauer, introduit logiquement l’ultime chapitre des turpitudes humaines : l’arrivisme. Mal bien connu des lecteurs de Balzac, l’odieuse frénésie de réussite exhibe ses stigmates dans La garçonnière. Qu’est en effet C. C. Baxter (Jack Lemmon), le héros de cette fable d’un aspect trop innocent pour tromper l’œil d’un observateur avisé des afflictions du monde ? C’est un modeste employé d’une grande compagnie d’assurances qui, d’un bout à l’autre de ses dures journées de labeur, se languit d’emprunter l’ascenseur social pour élire domicile au sommet du gratte-ciel où officient ses dirigeants[10]. Il est, à ce titre, l’héritier spirituel de Nemrod, le tyran biblique qui espérait tutoyer Dieu du haut de sa tour de Babel. D’aucuns estimeront que le petit bureaucrate, d’un abord sympathique et insignifiant, n’a pas l’envergure de ceux qui poursuivent de si dangereux desseins. Tout est cependant dans cette normalité de façade, qui cohabite couramment avec la bonhomie la plus attendrissante. Elle suggère qu’en chacun de nous sommeille un ambitieux, au sens le moins noble du terme[11].

 

            Est-ce à dire que l’Humanité est pervertie dans son ensemble ? Si l’on ne peut soutenir que tout le monde est corrompu, rétorque l’un des protagonistes d’Un, deux, trois (One, Two, Three), c’est uniquement « parce qu’on ne connaît pas tout le monde ». Les âmes sensibles qui seront indignées par cette phrase entre rire et larmes pourront trouver, dans les paroles que le sage Abraham adressa aux anges exterminateurs de Sodome et de Gomorrhe, un réconfort existentiel et une raison de protester : un seul juste suffit à racheter l’ensemble de la race humaine. L’argument a une portée intellectuelle qui excède largement le domaine de la spiritualité. Néanmoins, Billy Wilder le réfute vigoureusement dans La vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes). Contemplez l’illustre locataire du 221 Baker Street, semble-t-il nous dire tout au long de cette comédie policière en forme de chant du cygne[12]. Vous le considérez comme un parangon de vertu et pourtant, il est lui aussi rongé par le vice. Au lieu de faire respecter la Loi, il l’enfreint sans vergogne en s’adonnant aux plaisirs empoisonnés de la cocaïne. Le long crépuscule de cette idole scelle la tombe de nos dernières espérances. A l’instar de l’intégrité morale, la grandeur et l’innocence sont des chimères que rien, pas même la Littérature et le Cinéma, n’est en mesure de rendre crédibles. Nul ne peut prétendre à la pureté ici-bas[13].

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sept ans de réflexion (The Seven Year Itch)

 

          Circonstance aggravante, renchérit Wilder du haut de sa chaire d’accusateur public, l’Homme ne peut arguer du fait qu’il n’est coupable qu’en pensée. Il l’est également en actes. Il se distingue d’ailleurs par sa singulière propension à tout mettre en œuvre pour atteindre ses sombres objectifs. « La fin justifie les moyens », tel est son mot d’ordre de bon disciple de Machiavel. Au nom de ce cri de ralliement, preuve accablante de son insondable bassesse, il fait un usage immodéré du mensonge. Joe Gillis, le scénariste désargenté de Boulevard du crépuscule, en est le flagrant exemple. Pour s’attirer les bonnes grâces de la riche


Norma Desmond et jouir d’un train de vie que son métier ne peut plus lui offrir, il se change en un immonde mystificateur. Cynique en diable, il abreuve l’ancienne icône du Cinéma muet de discours trompeurs. Il lui soutient qu’elle a écrit un scénario de génie, tout en sachant que le texte est d’une médiocrité propre à rebuter tous les producteurs de Hollywood. Suprême obscénité, il accepte de partager son lit, alors qu’il n’a pour elle que du mépris.

            Quand il ne déforme pas la Vérité, poursuit Wilder avec un sens aigu de la critique, l’Homme cherche son salut dans les trames obscures du complot. Il calcule et dissimule, il intrigue et manipule afin d’obtenir ce qu’il convoite. Peu lui importe le prix de sa duperie. Linus Larrabee est l’un des plus fervents adeptes de cette stratégie du pire. Dès lors que la belle mais pauvre Sabrina (Audrey Hepburn) met en péril le mariage d’intérêt qu’il avait arrangé pour son frère, son sang froid de Iago de la haute finance ne fait qu’un tour : il séduit l’encombrante ingénue et lui promet de l’épouser. Il planifie même un voyage romantique à Paris, pour donner un surcroît de crédit à son engagement. Quoi de plus efficace, pour éloigner les importuns, qu’une traversée de l’Atlantique en bateau ? Le procédé est ignoble et pourtant, il fait pâle figure en comparaison du stratagème diabolique mis au point par William Gingrich (Walter Matthau) dans La grande combine. L’avocat retors a ainsi l’ineffable audace d’inciter son beau-frère, Harry Hinkle (Jack Lemmon) à simuler une paraplégie. Il est résolu à tirer des profits substantiels de l’accident dont ce dernier, cameraman de la chaîne CBS, a été victime en filmant une rencontre sportive. Certes, la collision spectaculaire entre le frêle technicien et l’imposant « Boom Boom Jackson » (Ron Rich), footballeur de son état, fut totalement dénuée de conséquences médicales. Mais à cœur vaillant rien d’impossible, pense le truand grimé en gardien du Droit civil : une dose de bonne volonté, associée à quelques produits vétérinaires opportunément administrés, feront d’un malade imaginaire un blessé suffisamment convaincant pour obtenir une forte indemnité…

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ariane (Love in the Afternoon)

 

         Lorsqu’un cap a été franchi dans l’immoralité, l’idée même de limite perd toute signification. L’Homme, explique Billy Wilder entre moquerie et consternation, a depuis longtemps dépassé ce point de non-retour. Il vit, de fait, dans une sorte d’anomie éthique[14]. Telle est la raison pour laquelle il ne recule devant rien. Le vouloir prime infailliblement chez celui que le devoir indiffère. Il emporte avec lui la fierté, la probité, l’honneur et tout ce qui fait prévaloir l’Etre sur l’Avoir. Qu’ils soient nés de la plume acérée d’I.A.L Diamond[15] ou d’un autre auteur, tous les cousins cinématographiques de Joe Gillis, de Linus Larrabee et de William Gingrich illustrent, chacun à leur manière, ce retournement tragi-comique de la devise « toujours plus haut, toujours plus fort ». Dans Embrasse-moi, idiot, le luxurieux Dino abuse ainsi de sa célébrité pour posséder l’épouse de son hôte Orville Spooner (Ray Walston). Le Sergent Sefton collabore avec les sentinelles Nazies du Stalag 17 afin de s’enrichir. Baxter n’hésite pas à s’avilir, dans le but d’obtenir l’avancement de ses rêves. Au risque de vivre dans l’opprobre, il transforme son appartement en une garçonnière sordide qu’il met à la disposition de ses supérieurs et de leurs maîtresses. MacNamara (James Cagney) se prête à des compromissions analogues dans Un, deux, trois. Pour conquérir la direction de Coca-Cola Europe, il accepte de couvrir les quatre cents coups de Scarlet Hazeltine (Pamela Tiffin), la fille prodigue de son patron intransigeant. Dans une veine plus dramatique, Norma Desmond, étoile au crépuscule de sa gloire, utilise le chantage au suicide pour garder auprès d’elle Joe Gillis, son esclave domestique. La palme de l’abjection revient cependant à Walter Neff et à Leonard Vole, les criminels sans pitié d’Assurance sur la mort et de Témoin à charge. Le premier supprime le mari de la femme qu’il convoite et jette son corps sur une voie ferrée, afin d’accréditer la thèse d’un accident. Il espère se débarrasser d’un rival et, en une seule et même abomination, encaisser les dividendes du décès brutal qu’il a provoqué[16]. Le second, plus conventionnel mais tout aussi perfide, tue son opulente bienfaitrice après l’avoir convaincue de faire de lui son héritier légitime.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Témoin à charge (Witness for the Prosecution)

 

          Dans ce contexte de putréfaction généralisée, celui qui, par orgueil ou par candeur, a l’inconscience de faire profession d’honnêteté, se condamne à tenir le rôle ingrat de l’un de ces personnages de fable qu’affectionne Billy Wilder : le dindon de la farce. Il est invariablement la proie des intrigants, qui voient en lui un instrument idéal pour mener à bien leurs conspirations. Le plus honoré de tous les détectives en fait l’amère expérience, dans La vie privée de Sherlock Holmes. Il croyait être le chevalier servant de Gabrielle Valladon (Geneviève Page), une belle éplorée qui désespérait de retrouver son époux mystérieusement disparu. Il découvre, hélas un peu tard, comme l’aurait dit Jean de La Fontaine, qu’il a été le fer de lance involontaire d’un complot international : sa protégée s’appelait en vérité Ilse Von Hoffmanstal et avait reçu l’ordre, des services d’espionnage du Kaiser Guillaume II, de se servir du meilleur des limiers pour s’emparer d’une arme secrètement mise au point par les scientifiques Anglais[17].

            S’il n’est pas l’objet de viles manipulations, ajoute Wilder avec sa verve dévastatrice, l’Homme de bien est systématiquement exploité par ceux qui l’entourent. Les personnages qu’interprète Jack Lemmon, figure emblématique du naïf égaré dans un monde de cyniques, sont mieux placés que quiconque pour en témoigner. Jerry, le docile contrebassiste de Certains l’aiment chaud, vit ainsi sous la férule inflexible de Joe, un saxophoniste aux mœurs dissolues. Il est son exutoire, son souffre-douleur, son faire-valoir. La bonté qui l’anime le laisse sans armes, face à la malveillance de celui qui l’opprime. Harry Hinkle et Nestor Patou connaissent la même affliction, dans Irma la douce et La grande combine. Le premier, berné par un beau-frère sans scrupules qui lui laisse entendre que son ancienne épouse peut encore lui revenir, accepte de mener pendant des mois la pénible existence d’un paralytique. Le second, adepte des grands sentiments, se résout à devenir le serviteur bonasse d’une femme volage qui préfère la prostitution à l’exercice d’un métier contraignant[18]. L’un et l’autre sont incapables de recourir, pour se défendre, aux perfidies de leurs bourreaux. Ces misérables, dont les drames quotidiens sont tels qu’ils finissent par engendrer l’hilarité, nous envoient un message accablant : en cet univers où la petitesse est la règle et la grandeur, l’exception, les gens estimables sont voués à l’humiliation. Ariane ne démentira pas cette assertion. Bafouée par Frank Flannagan, coureur de jupons qui lui fait croire à l’Amour vrai, la jeune fille au cœur pur est, comme tant d’autres femmes, le jouet d’un incurable concupiscent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

Certains l'aiment chaud (Some Like It Hot)

 

           Ces mots, tranchants comme une lame, sectionnent le dernier filament qui empêchait le couperet de notre infamie de s’abattre sur nos têtes. Qui sait lire entre les lignes et regarder au-delà des images comprendra, cependant, que l’ordonnateur de cette exécution symbolique est moins un juge qu’un avocat et que sa dureté apparente dissimule, sans contestation possible, une douceur empreinte de tendresse et de compassion. Certes, Billy Wilder n’a de cesse de dénoncer nos innombrables errements. Toutefois, il agit au nom de l’Humanisme et non, de la misanthropie. S’il fait de l’écran le miroir de nos turpitudes, c’est pour mieux nous montrer combien celles-ci nous affectent. Dans cette formule d’un abord sibyllin réside la clef de tout le raisonnement du Maître : bien que l’Homme soit indubitablement coupable, il est en premier lieu une victime.

 

            Ainsi, nous serions tous des naufragés que d’invincibles maelströms entraîneraient inexorablement dans les abysses de l’ignominie. La Nature figure en tête de ces forces transcendantes, qui ne nous laisseraient d’autre choix que la déchéance. Wilder la désigne d’un doigt accusateur à la fin de Certains l’aiment chaud, avec le sérieux nimbé d’ironie qui a forgé sa renommée internationale : « Personne n’est parfait ! » s’écrie l’inénarrable Osgood qui, au mépris du bon sens élémentaire, persiste à vouloir épouser une femme qu’il sait être un homme déguisé[19]. En termes moins triviaux, nous sommes collectivement porteurs d’une tare congénitale, qui relève davantage de notre constitution que de notre libre arbitre[20]. Dans cette optique, l’Homme ne détermine pas véritablement sa conduite. Il reproduit, à l’infini, les méfaits que lui dictent ses défauts de conception[21]. Le prologue de Sept ans de réflexion illustre par l’humour cette conviction philosophique. Bien avant que les New-Yorkais du XXè siècle ne se servent des congés estivaux pour s’adonner à l’adultère, pressent-il avec lucidité, les Indiens, premiers habitants de Manhattan, profitaient déjà des grandes transhumances pour tromper leurs femmes. L’Etre humain ne ferait donc que glisser, tel un descendant de Sisyphe, sur une pente intemporelle. Il serait emporté par des courants dont la puissance dépasserait ses capacités de résistance. Telle est la raison pour laquelle les héros de Wilder sont enclins à l’alignement : ils ne peuvent que suivre le mouvement de la Nature. Baxter l’explique à Fran Kubelik (Shirley MacLaine), la sémillante liftière de La garçonnière. « Je suis un de ces types qui n’ont jamais su dire non », admet-il dans un sourire embarrassé qui trahit ses horribles souffrances. Joe Gillis, Nestor Patou et leurs nombreux compagnons d’infortune pourraient reprendre cette confession en chœur. Faibles de caractère, ces hommes ne peuvent puiser, dans leur âme exsangue, le courage de s’opposer frontalement aux femmes qui les mènent à leur perte. Ils confirment unanimement que le Mal est plus un joug que la libre expression d’une volonté de nuire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

La garçonnière (The Apartment)

 

            Pour compléter notre défense, Billy Wilder ôte sa tunique de pourfendeur de la Nature et revêt, avec une propension inattendue à la subversion, sa robe de procureur de la Société. Les Institutions, proclame-t-il à la façon d’un révolutionnaire, pervertissent l’Humanité. Elles concourent activement à la décadence commune. Preuve éclatante de cette culpabilité qui contribue à nous innocenter, les créatures mises en scène par le réalisateur du Gouffre aux chimères (Ace in the Hole) ne se complaisent pas dans la Barbarie de leur propre chef, elles sont poussées au crime par la Civilisation elle-même. Norma Desmond apparaît ainsi comme une victime du Cinéma, machine infernale qui fabrique les idoles aussi arbitrairement qu’elle les broie[22]. MacNamara, l’entrepreneur frénétique d’Un, deux, trois, est quant à lui un damné du Capitalisme. La loi du profit l’exhorte à chasser constamment la reconnaissance et l’argent, fût-ce au prix de scandaleux arrangements avec l’Honneur. Orville Spooner, l’époux volcanique d’Embrasse-moi, idiot, est un sinistré du Star System. Il tombe dans le piège sans merci de la possessivité à cause de Dino, l’homme auquel la notoriété médiatique accorde un droit de cuissage sur la femme d’autrui[23]. Harry Hinkle, le cameraman ingénu de La grande combine, se fourvoie dans la rapacité sous l’influence du plus grand vautour d’Amérique : l’Avocat – ou, pour ne pas faire ombrage à l’une des hautes figures de la Démocratie, le vil procédurier qui, reniant les règles de sa corporation, cherche à s’engouffrer dans les failles de l’ordonnancement juridique pour étancher sa soif de dommages et intérêts[24]. Ilse Von Hoffmanstal, la Mata-Hari de La vie privée de Sherlock Holmes, s’abaisse à exercer la profession d’espionne parce que l’Allemagne, sa patrie convertie au dogme de la Welt Politik, lui en a intimé l’ordre. Nestor Patou, pèlerin égaré sur les terres païennes d’Irma la douce, apporte la touche finale à ce tableau saisissant de la nocivité sociale. Le gendarme, intègre jusqu’à la naïveté, est en effet révoqué au terme de sa toute première journée de service. Son crime, impardonnable, est d’avoir tenté de mettre fin à la prostitution organisée dans la rue Casanova, alors même que ses confrères policiers étaient les premiers à jouir de cet odieux commerce[25]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un, deux, trois (One, Two, Three)

 

           A ceux qui douteraient encore que l’Humanité mérite la clémence du divin tribunal de l’Ethique, Billy Wilder fournit une nouvelle circonstance atténuante. Cette pièce, opportunément versée au dossier de la défense, est le prolongement direct de la stratégie d’inversion des responsabilités mise au point par le réalisateur. Elle consiste à arguer du fait que le vicieux est le premier à souffrir de ses vices. Autrement dit, elle met en exergue l’immortelle pertinence d’une fable connue de tous : l’arroseur arrosé. Leonard Vole, le triste sire de Témoin à charge, appartient à la race des inconscients qui déclenchent, à l’infini, cet ancestral bégaiement de l’histoire des méchants. Il assassine la riche Emily French après s’être assuré que cette dernière avait fait de lui son légataire. Naturellement soupçonné du meurtre, il crie son innocence à la face du monde et sollicite, pour se disculper, les services de l’avocat le plus respectable et le plus respecté de Londres : Sir Wilfrid Robarts (Charles Laughton). Attendu que l’honorable auxiliaire de Justice se heurte à l’implacable vérité des faits, l’accusé décide, avec une incroyable audace, de lui venir secrètement en aide. Il demande à Christine, son épouse dévouée, de l’accabler au procès pour laisser croire au jury qu’elle essaie de perdre son mari au profit d’un amant. La ruse fonctionne à la perfection. La femme prétendument infidèle est confondue tandis que son époux est acquitté. Vole peut exulter. La fortune et la liberté s’offrent à lui. Sa joie, cependant, est de courte durée. Sa loyale complice, écoeurée de le voir quitter la Cour au bras de sa maîtresse, le tue en effet dans un accès de rage et de dépit. La boucle du Mal est tragiquement bouclée. Le piégeur s’est fait prendre à son propre piège.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Irma la douce

 

            Tous les malfaisants mis en scène par Billy Wilder ont en commun de rejouer, à leurs dépens, ce conte de l’inexorable défaite. A la fin d’Assurance sur la mort, Walter Neff s’aperçoit ainsi que Phyllis Dietrichson (Barbara Stanwyck), la femme fatale pour laquelle il a consenti au vol et à l’homicide, n’a fait que se servir de lui pour supprimer son conjoint et faire main basse sur ses biens. Linus Larrabee, le calculateur insensible qui pensait que « séduction » rimait avec « impunité », tombe éperdument amoureux de Sabrina, la pauvre fille de chauffeur qu’il s’était juré de détourner de sa glorieuse famille. Frank Flannagan, le séducteur maladif, échange lui aussi son statut de prédateur contre celui de proie. Il s’éprend d’Ariane et en vient à lui proposer le mariage après que la belle, plus subtile et combative qu’il ne l’avait imaginé, l’eût traité avec le mépris qu’il avait coutume de témoigner à ses conquêtes[26]. Avec Un, deux, trois, cette malédiction des sournois et des pervers se conclut en apothéose. Pour s’assurer qu’il obtiendra le poste prestigieux qu’il convoite depuis des années, MacNamara, alter ego comique d’un illustre Secrétaire d’Etat Américain, s’assigne une mission aussi impossible que malhonnête : faire passer Otto Ludwig Piffl (Horst Buchholz), prétendant de la fille de son patron et accessoirement, Communiste convaincu, en bon fils de famille Capitaliste. Grâce à de multiples manigances, le cadre ambitieux parvient à ses fins et provoque l’improbable métamorphose. Sa réussite est telle, cependant, que le puissant Hazeltine choisit finalement son gendre Marxiste pour prendre la tête de la division Européenne de Coca Cola. Une fois de plus, le manipulateur a été manipulé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Embrasse-moi, idiot (Kiss Me, Stupid)

 

            Non content de pâtir de ses méfaits, surenchérit Wilder en ôtant un peu plus encore son masque de pourfendeur, l’Homme est à la merci d’un magistrat auquel il ne peut se soustraire : sa conscience. Richard Sherman, l’éditeur tourmenté de Sept ans de réflexion, subit de plein fouet les conséquences de cette loi en forme de maléfice Shakespearien. Seul, dans sa demeure momentanément désertée par ses proches, il peut librement courtiser sa voisine, une jeune célibataire à la sensualité fantasmagorique[27]. Les plaisirs de l’Olympe lui semblent destinés. Néanmoins, ce n’est pas Aphrodite, la déesse de l’Amour, qui l’attend au bout de son voyage sur les terres Prométhéennes de la Transgression. C’est Hadès, le dieu des Enfers. Au moindre de ses manquements à la Morale, un juge intérieur l’interpelle et le condamne à souffrir les brûlures insoutenables du remords[28].

 

            Le regard des autres est, dit-on, l’une des pires douleurs qui soient au monde. Dans ces conditions, reprend Billy Wilder, les hommes ont un droit imprescriptible à la compassion. A chaque fois que l’un d’entre eux cède au Mal, il s’avilit en effet aux yeux de tous. Il s’enlise dans le bourbier dégradant du pathétique. Qui n’a ressenti une profonde affliction à la vue de Norma Desmond, reine déchue qui croit tourner son dernier film quand la Police, flanquée de journalistes de la Télévision, vient l’arrêter pour le meurtre de Joe Gillis ? Comment ne pas être navré par le sort du Sergent Sefton, profiteur de guerre que ses compagnons d’internement finissent par soupçonner d’être un indicateur à la solde des Nazis ? S’il n’est pas l’objet d’une pitié condescendante, précise Wilder avec une empathie dont beaucoup le croyaient incapable, le fourbe se couvre infailliblement de ridicule. Comme C.C. Baxter, l’arriviste qui se retrouve à la rue à force de prêter sa garçonnière aux époux infidèles, comme Orville Spooner, le mari jaloux qui succombe à l’adultère, comme William Gingrich, le Napoléon de la combine juridique et médicale, il fait osciller les spectateurs de son inconduite entre deux sentiments qu’aucun individu raisonnable ne souhaiterait inspirer : le rire et la consternation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La grande combine (The Fortune Cookie)

 

            Que nul ne se méprenne, ce plaidoyer aussi vaste qu’inattendu ne consacre pas la conversion de Billy Wilder à l’angélisme. L’Homme, admet le cinéaste aux procédés de moraliste, commet trop de bassesses pour être déclaré innocent. Toutefois, tempère-t-il aussitôt, cet être viscéralement contradictoire et déroutant n’est pas coupable au point d’encourir une condamnation définitive. Il est à simultanément bourreau et victime, responsable et irresponsable. Cette dualité fondatrice  est, à bien des égards, une malédiction. Pourtant, elle constitue également une bénédiction. Wilder a remarquablement saisi cette vérité inaccessible aux manichéens. Parce que l’Etre humain n’est ni figé, ni monolithique, professe-t-il en s’inspirant à la fois de Jean-Jacques Rousseau et de la tradition Judéo-Chrétienne, il est en mesure d’évoluer du pire vers le meilleur. Cette perfectibilité est porteuse d’espérance. Elle apparaît au premier plan d’Assurance sur la mort, film noir que le recul du Temps a érigé en manifeste philosophique d’un auteur humaniste. Quel est en effet le fil rouge de cette intrigue où le sang et la duperie se mêlent en un fleuve de tracas nauséeux ? La confession de Walter Neff, un criminel résolu à mettre fin à sa vie de pécheur[29]. Ce repentir, d’autant plus significatif qu’il est susceptible d’entraîner la condamnation à mort de son auteur, fait passer la renonciation au Mal de la virtualité à l’actualité. Le sulfureux Sefton est l’un des principaux bénéficiaires de cette mutation providentielle. Longtemps considéré comme un collaborateur de l’ennemi, il devient héroïque aux yeux de tous ses compatriotes en aidant un officier à s’évader du Stalag 17[30]. De façon analogue, l’implacable Linus Larrabee abandonne son empire industriel au profit de sa chère Sabrina[31]. Baxter abjure ses démons d’ambitieux chronique en décidant, après moult avanies, de refuser sa garçonnière à ses odieux supérieurs. Harry Hinkle parachève cette révolution spirituelle. Outré par la vénalité de Sandy et de William Gingrich, son ancienne épouse et son prétendu protecteur, il met brusquement un terme à sa grande combine et avoue humblement ses fautes. 

 

    

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vie privée de Sherlock Holmes (The Private Life of Sherlock Holmes)

 

       Cette foi en l’Homme, née d’une intense réflexion critique et non, d’une démagogie essentiellement motivée par l’appât du gain, conduit Billy Wilder à préférer les « happy ends » aux fins tragiques. Richard Sherman choisit ainsi d’oublier sa Marilyn et de rejoindre sa femme. Joe, le musicien frivole de Certains l’aiment chaud, fait le deuil de ses errements sentimentaux pour s’offrir, corps et âme, à la belle Sugar Kowalczyk. Baxter et Irma la douce renonce également à leurs frasques passées. Le premier se promet à Fran Kubelik tandis que la seconde, assagie, épouse le bon Nestor Patou et jure solennellement de ne plus fréquenter les trottoirs de Paris[32]. Semblables exemples pourraient être multipliés à l’infini. Tous aboutissent à une seule et même conclusion : si l’Humanité ressemble fréquemment à un cauchemar éveillé, elle n’est pas pour autant un rêve épuisé ; elle doit donc recevoir l’absolution, comme l’infidèle Orville Spooner bénéficie de la miséricorde de sa femme Zelda (Felicia Farr). Embrasse-moi, idiot !, telle pourrait être la morale de cette fable sans frontières, où le Bien et le Mal se querellent avec la virulence et l’assiduité d’un vieux couple. Il s’agit là d’une façon, cavalière et néanmoins édifiante, de reprendre les augustes paroles du Christ : « Pardonnez-les, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font ». On excusera Billy Wilder pour les libertés qu’il prend avec les Saintes Ecritures. La leçon que nous donne ce rusé renard vaut bien un menu blasphème, sans doute…



[1] Au même titre que Fritz Lang et Otto Preminger, deux de ses plus illustres confrères, Billy Wilder a quitté son Autriche natale au début des années 1930.

[2] Cette légèreté est notamment symbolisée par les mélodies entraînantes du compositeur André Prévin.

[3] Cette fantaisie narrative n’exclut pas la rigueur historique. Alexandre Trauner, grand décorateur Français et fidèle collaborateur de Billy Wilder, a par exemple effectué une reconstitution minutieuse des Halles de Paris pour donner un cadre crédible à l’action d’Irma la douce.

[4] Cet invariant est particulièrement visible dans La grande combine, « The Fortune Cookie » désignant, dans la cuisine Chinoise dont se délecte le héros du film, un petit gâteau qui recèle une maxime Confucéenne.

[5] Notons que ce procédé narratif constitue un emprunt supplémentaire au registre de la Fable.

[6] « Sapiens » signifiant « sage » en Latin.

[7] Wilder se rapproche ici de La Bruyère, moraliste Français qui entra dans l’Histoire de la Pensée en rédigeant ses Caractères (1688-1696).

[8] Symbole paroxystique de ce travers typiquement humain, Norma Desmond vit dans un palais, au milieu d’innombrables autoportraits. En attendant le jour hypothétique où Hollywood la rappellera, elle traite les rares hommes qui l’entourent comme des laquais.

[9] A telle enseigne qu’il en vient à parier de l’argent sur l’échec de la tentative d’évasion de deux de ses camarades.

[10] Tout le film est conçu autour de ce fantasme de l’élévation. Il se déroule en effet dans un immeuble gigantesque dont le point central est un ascenseur, plate-forme qui matérialise les rêves de promotion sociale et les réalités de la hiérarchie dans les rapports humains.

[11] Elle sous-entend aussi, avec une lucidité mâtinée de cruauté, qu’appartenir à l’immense armée des sans-grade ne fait qu’aggraver cette sinistre inclination.

[12] Fidèle à son ironie coutumière, Wilder fait du Lac des cygnes de Tchaïkovski l’un des éléments récurrents de son film.

[13] Notons que sur ce sujet, Billy Wilder est en plein accord avec l’un de ses pairs les plus prestigieux : Elia Kazan.

[14] Bien qu’en droit, il prétende vivre selon des règles morales solidement établies.

[15] Artiste de talent, I.A.L Diamond devint le scénariste attitré de Billy Wilder à partir de Certains l’aiment chaud.

[16] Quelques jours avant de passer à l’acte, Neff avait amené sa victime à souscrire une police d’assurance.

[17] Il s’agissait, en l’occurrence, du prototype d’un submersible à usage militaire.

[18] Pour éviter que sa chère Irma (Shirley MacLaine) ne fasse commerce de ses charmes, Patou se jure de subvenir à tous ses besoins. Ce vœu pieux l’oblige à travailler comme une bête de somme, dans l’agitation permanente du quartier des Halles.

[19] En l’occurrence, l’infortuné Jerry, qui avait pourtant jeté sa perruque pour établir la preuve irréfutable de son imposture identitaire.

[20] Le libre arbitre étant une notion des plus relatives, compte tenu du déterminisme naturel qu’évoque Billy Wilder.

[21] En l’espèce, Billy Wilder est en complet désaccord avec Fritz Lang, auteur d’une théodicée qui fait peser toute la responsabilité du Mal sur les épaules de l’Homme.

[22] Cecil B. de Mille, qui interprète son propre rôle dans Boulevard du crépuscule, résume parfaitement ce phénomène. Pour expliquer la mégalomanie destructrice de Norma Desmond, son ancienne égérie, il tient un discours éloquent : « L’encensement perpétuel des admirateurs peut avoir des effets terribles sur l’esprit humain ».

[23] Pour ancrer son argumentaire dans la Réalité, Billy Wilder a confié le rôle du satyre de l’Audiovisuel à un séducteur de légende, qui fut lui-même une vedette de la Télévision avant de s’essayer, avec succès, à la Chanson et au Septième Art : Dino Crocetti, alias, Dean Martin. Notons que ce procédé narratif, qui consiste à insérer des personnages authentiques dans des œuvres de fiction, est également au centre de Boulevard du Crépuscule. Gloria Swanson, l’interprète de la malheureuse Norma Desmond, fut ainsi une véritable star du Cinéma muet. Max, son fidèle serviteur, est incarné par un autre géant que Hollywood délaissa dans les années 1940-1950 : Eric Von Stroheim.

[24] L’auteur s’excuse auprès du Lecteur pour cette lâche concession au Politiquement correct.

[25] « Jouir » doit ici s’entendre au sens large, les collègues de Patou étant à la fois les clients des péripatéticiennes et les récipiendaires des pots-de-vin distribués par les souteneurs.

[26] Rendu fou de jalousie par cette femme qui s’enorgueillit d’avoir mille hommes à ses pieds, le Don Juan finit par demander l’aide de son pire ennemi : Claude Chavasse (Maurice Chevalier), détective spécialisé dans la filature des amateurs d’infidélités conjugales.

 




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