Les causes de la décadence de l'art gothique
Ce que cet album nous apprend en effet, ce n’est pas comment le style gothique se forma, mais bien plutôt comment il s’altéra. L’ivresse de combinaisons hardies que chaque page révèle donne de l’inquiétude. On sent que ce beau style périra par le tour de force et l’abus des plans faits sur le papier. Le feuillet 28 nous montre Villard et Pierre de Corbie créant de compagnie, et par une sorte de concours (inter se disputando), des formes nouvelles, plus remarquables par leur difficulté et leur bizarrerie que par leur beauté. L’admiration de Villard est quelquefois un peu puérile; celle qu’il professe pour la tour de Laon, par exemple, tient à des raisons géométriques moins solides que ingénieuses ou à des accessoires de mauvais goût exagérés par son imagination. On sent que le but a été dépassé, sans qu’une complète maturité de jugement soit intervenue pour recueillir la tradition, la régler et la préserver de toute exagération.
Certes, ce qui faisait défaut, ce n’était ni le mouvement ni l’esprit. L’activité qui régna parmi les architectes de cette époque est quelque chose de prodigieux. Leur genre de vie, renfermée dans une sorte de collège ou de société à part, entretenait chez eux une ardente émulation. Pour que de tels hommes se soient peu souciés de la renommée, il faut qu’ils aient trouvé dans l’intérieur de leur confrérie un mobile suffisant, qui les rendait indifférents à toute autre chose que l’estime de leurs pairs. Combien, avec eux, nous sommes loin de ces efforts impersonnels du XIe et du XIIe siècle, où l’individualité de l’artiste est complètement voilée. Ici chaque artiste a un nom, chacun est jaloux de son église, chacun y inscrit son nom et s’y fait enterrer. L’album de Villard est un témoignage incomparable de la vie et de la jeunesse d’imagination qui distinguaient alors nos artistes, et il n’est pas en cela un document isolé. On possède, soit sur parchemin, soit sur pierre, beaucoup de plans du XIIIe et du XIVe siècle. Bien qu’ils soient tous d’une géométrie élémentaire, n’employant que les arcs du cercle, ils montrent un grand travail de réflexion. Les concours enfin étaient ordinaires. La cathédrale de Strasbourg conserve dans ses archives les dessins présentés à un concours ouvert pour sa façade. Les légendes sur les rivalités des artistes rappellent celles qui eurent cours en Italie aux époques où l’attention y fut le plus éveillée sur les choses de l’art..
Cependant les défauts qui minaient ce grand système se dévoilaient avec une effrayante fatalité. L’unité des édifices devient impossible; on n’y voit plus deux chapitres semblables; les fenêtres se chargent de dessins intérieurs si légers, qu’ils semblent des fantaisies de l’imagination; on touche à l’exagération et à l’impossible; on s’obstine à faire tenir en l’air l’inconcevable chœur de Beauvais et ces édifices qui, s’ils ne nous étaient connus que par des dessins, passeraient certainement pour chimériques. Le sentiment de tous est un profond étonnement; l’œuvre paraît surhumaine, et c’est grâce à un pacte avec le diable qu’on a pu la faire passer du monde des rêves à celui de la réalité.
Le XIVe siècle continua toutes ces tendances en les poussant à l’extrême. L’architecture gothique du XIIIe siècle était plein de défauts; mais chacun de ces défauts était à sa manière une source de beautés saisissantes et étranges. Il n’en sera bientôt plus ainsi. Exagérant encore la hauteur des vides, l’architecture gothique engage une sorte de défi avec la pesanteur et l’espace. Quelquefois elle gagna son pari, comme à Beauvais; mais souvent les justes exigences de la raison dans l’art de bâtir se vengèrent d’être traitées avec si peu de souci. Les clochers s’élancent à des hauteurs démesurées; leurs formes sveltes, leurs découpures évidées, laissent une impression douteuse entre l’imagination, qui est charmée, et le jugement, qui réprouve. L’extrême richesse des détails amène trop de formes anguleuses ou saillantes, statue surmontées de dais et de pinacles, trèfles en pignons, galeries à jour, toute une broderie de pierre, qui, comme le dit Vasari, a l’air d’être faite en carton. En général, l’unité de l’édifice est sacrifiée; on ne veut plus de surfaces unies; l’addition des chapelles latérales, qui dans presque toutes les cathédrales date de ce siècle, montre que l’attention donnée aux subdivisions et aux détails l’emporte sur l’effet de l’ensemble. L’aspect général tend à pyramider; tout se couronne de triangles aigus et de tabernacles. Les lignes horizontales, qui dans le premier gothique ont encore de l’ampleur, disparaissent tout à fait. L’unique souci est de montrer toujours et de revêtir l’édifice sacré d’une éblouissante parure qui le fait ressembler à une fiancée. Hélas! Pendant ce temps, le mal croissait à l’intérieur, et la ruine de ces beaux rêves éclos dans un moment d’enthousiasme se préparait lentement.
Le mal du style gothique en effet, c’est que, né de l’enthousiasme, il ne pouvait vivre que d’enthousiasme. L’église du XIIe et du XIIIe siècle avait été à la lettre élevée par amour. Qu’on lise les récits charmants relatifs à la construction de la cathédrale de Chartres et de la basilique de Saint-Denis. Au XIVe siècle, il s’y mêle l’idée de corvée, d’émeute, de châtiment. On élevait des églises par pénitence; on ne les entretenait qu’à force d’impositions et par des mesures administratives. La foi qui avait créé ces merveilles n’était pas diminuée: à quelques égards, elle trouvait dans les esprits moins de doutes et d’objections, car le XIVe siècle pense bien moins de doutes et d’objections, car le XIVe siècle pense bien moins librement que le XIIIe; mais elle avait perdu sa spontanéité naïve, c’était un étroit formalisme, une routine pesante et grossière. L’architecture gothique était malade du même mal que la philosophie et la poésie: la subtilité. L’art n’était plus qu’un prodigieux tour de force, après lequel il n’y avait plus que l’impuissance. L’antiquité put se reposer durant des siècles dans le style d’architecture que la Grèce avait créé; les ordres grecs sont devenus une sorte de loi éternelle, parce que le style grec est la raison même, la logique appliquée à l’art de bâtir. Ici, au contraire, tout avenir était impossible, tant on avait poussé dès l’abord aux dernières conséquences. La décadence était en quelque sorte obligée; on se demande en vain à quel moment d’un aussi tourmenté on eût pu trouver un point stable pour fixer le canon et fournir une base à l’art de l’avenir.
Un défaut général de solidité fut, quoi qu’on en dise, la conséquence de ce système compliqué d’architecture. L’édifice grec et romain est éternel, à la seule condition qu’on ne le détruise pas. Il n’a besoin d’aucune réparation. L’édifice gothique est assujetti à des conditions si multipliées, qu’il s’écroule vite, à moins de soins perpétuels. Visant à l’effet, cachant plus d’une négligence dans les parties soustraites à l’œil du spectateur, les constructions gothiques souffrent toutes de deux maladies mortelles, l’imperfection des fondements et la poussée des voûtes. Un simple dérangement dans le système d’écoulement des eaux suffit pour tout perdre. Le Parthénon, les temples de Pœstum, ceux de Baalbek, n’aspirant qu’au solide, seraient intacts aujourd’hui, si l’espace humaine eût disparu le lendemain de leur construction. Dans ces conditions-là, une église gothique n’eût pas vécu cent ans. Ces églises ont été perpétuellement entretenues et rebâties; elles auraient toutes disparu en notre siècle, si un zèle intelligent ne nous avait portés à les restaurer. Dans les villes où il y a des édifices romains et des édifices gothiques, les seconds comparés aux premiers paraissent des ruines. Il n’y aura plus au monde une église gothique quand les constructions grecques et romaines étonneront encore par leur caractère d’éternité. Je sais ce que l’on peut répondre. «Le Parthénon couvre 400 mètres, la cathédrale d’Amiens 7,000. Si les Grecs avaient eu à construire un édifice couvert de cette dimension, ils ne l’auraient pas fait aussi solide que le Parthénon.» — Nous ne blâmons pas la tentative; nous constations seulement les conséquences inévitables qu’elle entraînait. Nulle part aussi bien qu’en architecture on ne sent les conditions limitées auxquelles sont assujetties les œuvres de l’homme, gagnant en un sens ce qu’elles perdent en un autre, condamnées à choisir entre la médiocrité sans défauts ou le sublime défectueux.
En même temps que l’architecture gothique renfermait en elle-même un principe de mort, elle eut le malheur de nuire beaucoup aux autres arts plastiques en les condamnant à un rôle subalterne. Comme la théologie tuait la science rationnelle en la réduisant au rôle de suivante, l’architecture gothique, étant tout l’art à elle seule, rendait le progrès impossible pour la peinture et la sculpture. Qu’aurait dit Phidias, s’il eût été soumis aux ordres d’architectes qui lui eussent commandé une statue destinée à être placée à deux cents pieds de haut? Les grandes beautés savantes étant de la sorte écartées, l’artiste dut se rabattre sur des détails insignifiants et faciles, dont chacun a peu de valeur en lui-même, et qui, n’étant pas distribués avec mesure, produisent un effet de banalité. Sans partager la colère de Vasari contre ces maudites fabriques qui ont empoisonné le monde (questa maledizione di fabbriche… che hanno ammorbato il mondo), sans y voir simplement avec lui un chaos monstrueux et barbare, une folle invention des Goths, qui ne la firent réussir qu’après avoir préalablement détruit les ouvrages romains et tué tous les bons architectes, on peut trouver qu’il n’a pas tort quand il y trouve un manque général de proportion et de raison. Ce n’est pas l’architecture logique, elle sort des conditions humaines. Elle naquit d’un effort d’abstractions, d’un travail de raisonnement trop prolongé sur des coupes. Ivres de leurs épures, les architectes allaient, affaiblissant toujours les masses; leurs plans sur parchemin les aveuglaient et leur faisait oublier les exigences de la réalité. C’est ce qui fait que le dessin d’une église gothique est souvent plus beau que l’église elle-même, car les artifices qui sont nécessaires pour accommoder le plan aux conditions de la matière n’existent pas dans le dessin.
Paradoxe architectural d’un éclat sans pareil, le gothique fut une exagération d’un moment, non un système fécond, un tour de force, un défi, non un style durable. Aussi n’a-t-il eu de continuation que grâce au goût qui porte notre siècle à copier tour à tout les différents types du passé. Arrêtée brusquement par la renaissance, cette architecture ne survécut au coup qui la frappait que par un compromis singulier, je veux parler du gothique orné de détails grecs que l’on voit à Saint-Étienne-du-Mont, à Saint-Eustache; puis elle disparaît sans retour. On a reproché aux artistes du XVIe siècle de ne pas l’avoir développée; rien de plus injuste; c’était un style épuisé, qu’il était impossible de faire revivre. Les imitations du XIXe siècle ne l’ont que trop prouvé. Les efforts pour donner de la raison à un paradoxe, pour rendre sensé un moment d’ivresse, ont prouvé par leur gaucherie que l’architecture du XIIe et du XIIIe siècle doit être classée parmi les œuvres originales qu’il est glorieux d’avoir produites et sage de ne pas imiter.